19

Ses pales à la verticale, l’aéromobile se posa sur l’aire asphaltée qui occupait le centre de la vaste pelouse. Jason remarqua à peine la maison de deux étages de style espagnol avec ses balcons aux noires balustrades de fer forgé, son toit de tuiles rouges, ses murs de stuc ou de briques sèches, il ne savait pas au juste. Une imposante demeure cernée de chênes superbes, que l’on avait plantée dans le paysage sans détruire celui-ci pour autant. Elle se confondait avec les arbres et le gazon, et ne faisait qu’un avec le décor, simple extension due à la main de l’homme.

Alys coupa le moteur et, d’un coup de pied, ouvrit la portière récalcitrante.

— Laissez les disques dans le mobilo et venez, dit-elle en sautant sur la pelouse.

Jason remit à contrecœur les albums sur le siège arrière et la suivit en pressant le pas pour la rattraper ; ses longues jambes gainées de noir propulsaient Alys à toute allure vers le gigantesque portail.

— Il y a même des morceaux de verre scellés en haut des murs, dit-elle. Pour dissuader les maraudeurs. Au jour d’aujourd’hui ! La maison a appartenu au grand acteur de western Ernie Till.

Elle appuya sur le bouton et un pol privé en uniforme cachou surgit, la dévisagea, hocha la tête et actionna la commande d’ouverture. La grille coulissa.

— Que savez-vous ? demanda Jason à sa compagne. Vous savez que je suis…

— Fabuleux, laissa-t-elle tomber sans emphase. Je le sais depuis des années.

— Mais vous avez été là où j’étais, moi. Là où je suis toujours. Pas ici.

Le prenant par le bras, elle l’entraîna le long d’un couloir de briques sèches et d’ardoises, lui fit descendre cinq marches et Jason se retrouva dans un salon surbaissé, démodé mais admirable.

Pourtant, cela lui était parfaitement égal. Tout ce qu’il voulait, c’était parler à Alys, découvrir ce qu’elle savait et comment elle le savait. Et ce que cela signifiait.

— Vous souvenez-vous de cet endroit ? s’enquit-elle.

— Non.

— Vous devriez. Vous y êtes déjà venu.

— Non, je n’y suis jamais venu, rétorqua-t-il avec circonspection.

Misant sur sa crédulité, elle l’avait piégé en virtuose avec les deux disques. Il faut que je me les approprie. Pour les montrer à… Oui, à qui ? Au général Buckman ? Et si je les lui montre, quelles en seront les conséquences ?

— Une capsule de mescaline ? proposa Alys en se dirigeant vers le coffret à drogue en noyer ciré qui trônait sur le bar de cuivre et de cuir à l’autre extrémité de la pièce.

— Une petite. (Jason battit les paupières, surpris par sa propre réaction.) Je tiens à garder l’esprit clair, ajouta-t-il en guise de correctif.

Elle lui apporta un minuscule plateau à drogue émaillé sur lequel étaient disposés un verre de cristal rempli d’eau et une dragée blanche.

— Très bon produit. Harvey’s Yellow n°1, importé en gros de Suisse et encapsulé à Bond Street. Et pas fort du tout, ajouta-t-elle. Rien à voir avec la poudre.

— Merci. (Il prit le verre et la gélule blanche, qu’il avala avec une gorgée, puis reposa le verre sur le plateau.) Vous n’en prenez pas ? s’étonna-t-il avec une méfiance tardive.

— Je suis déjà raide, répliqua gaiement Alys, ressortant son baroque sourire doré. Vous ne vous en rendez pas compte ? Je parie que non ; vous ne m’avez jamais vue autrement.

— Vous saviez que j’avais été conduit à l’Académie de police de Los Angeles ? (Tu devais forcément le savoir puisque tu avais ces deux disques avec toi. Sinon, il n’y aurait pratiquement pas eu une chance sur un milliard pour qu’ils aient été dans ton aéromobile.)

— J’ai piqué quelques-unes de leurs émissions. Alys s’agita et se mit à pianoter sur le petit plateau émaillé du bout d’un de ses longs ongles. Le hasard a voulu que je capte une conversation officielle entre Las Vegas et Felix. J’aime bien écouter de temps en temps quand il est de service. Pas toujours mais… (Du doigt, elle désigna une pièce dans le couloir.) Je voudrais regarder quelque chose. Je vous le montrerai si c’est aussi formidable que le prétend Felix.

Jason lui emboîta le pas. Les questions qui se bousculaient faisaient comme un brouhaha dans sa tête. Si elle peut aller et venir à son gré comme il semble qu’elle le fasse…

— Il a dit : le tiroir central du bureau en érable. (Alys, plantée au milieu de la bibliothèque, réfléchit. Les rayonnages qui s’élevaient jusqu’au plafond étaient garnis de livres reliés en cuir. Il y avait plusieurs bureaux, des tasses minuscules dans une vitrine, plusieurs échiquiers anciens, deux vieux jeux de tarots… Alys se dirigea sans hâte vers un bureau Nouvelle-Angleterre et ouvrit un tiroir.) Ah ! s’exclama-t-elle en en sortant une enveloppe transparente.

— Alys… commença Jason.

Mais elle l’interrompit d’un claquement de doigts.

— Taisez-vous et laissez-moi regarder. (Elle prit une grosse loupe posée sur le bureau et examina l’enveloppe. Enfin, elle leva les yeux.) C’est un timbre. Je vais vous le montrer.

À l’aide d’une pince de philatéliste, elle sortit délicatement le timbre de sa pochette et le posa sur le sous-main de feutre du bureau. Docilement, Jason scruta le timbre à travers la lentille grossissante. Pour lui, c’était un timbre comme n’importe quel autre, sauf que, contrairement aux timbres modernes, il était monochrome.

— Regardez la gravure des animaux, dit Alys. Le troupeau de bouvillons. C’est absolument parfait ; chaque trait est exact. Ce timbre n’a jamais été… (Elle l’arrêta au moment où il allait prendre le timbre en main.) Oh non ! Ne touchez jamais un timbre avec les doigts. Il faut toujours utiliser des pinces.

— Il a de la valeur ?

— Pas à proprement parler, mais on n’en vend presque jamais. Je vous expliquerai cela un de ces jours. C’est un cadeau de Felix. Il me l’a donné parce qu’il m’aime. Parce que, d’après lui, je suis bonne au lit.

— C’est un joli timbre, dit Jason déconcerté en rendant la loupe à Alys.

— Il m’a dit la vérité. C’est un joli spécimen. Parfaitement centré. Oblitération légère qui ne dépare pas l’image maîtresse et… (Alys retourna adroitement le timbre à l’aide de ses pinces pour examiner sa face postérieure. Son expression changea aussitôt.) Quel enfoiré ! gronda-t-elle, la figure écarlate.

— Qu’y a-t-il ?

— Un léger défaut. (Elle tapota un coin du timbre du bout de ses pinces.) Indécelable au recto. Mais c’est du Felix tout craché. Bah ! De toute manière, c’est probablement une contrefaçon. Sauf que Felix s’arrange toujours pour ne pas acheter de faux. OK, Felix, un point pour toi. Je me demande s’il n’en a pas un autre dans sa collection personnelle, ajouta-t-elle sur un ton rêveur. Dans ce cas, je pourrais faire l’échange.

S’approchant d’un coffre-fort mural, elle manipula les cadrans, finit par l’ouvrir et en sortit un énorme et pesant album qu’elle trimbala jusqu’au bureau.

— Felix ignore que je connais la combinaison de ce coffre, confia-t-elle. Aussi ne lui dites rien. (Elle feuilleta précautionneusement les pages grand format. Sur l’une d’elles, quatre timbres étaient fixés.) Le un dollar noir n’y est pas. Mais il l’a peut-être caché ailleurs. À l’Académie, si ça se trouve.

Elle referma l’album et le rangea dans le coffre.

— Je commence à ressentir l’effet de la mescaline, dit Jason. (Ses jambes lui faisaient mal : c’était toujours le signe que la mescaline agissait sur son système.) Je vais m’asseoir.

Il réussit à repérer un fauteuil de cuir avant que ses jambes l’abandonnent. Ou paraissent l’abandonner. En fait, elles ne l’abandonnaient jamais. C’était une illusion créée par la drogue. N’empêche que cela paraissait très réel.

— Désirez-vous voir une collection de boîtes à priser ? s’enquit Alys. Il y en a de simples et d’ornementées. La collection de Felix est sensationnelle. Rien que des pièces anciennes en or, argent ou alliages divers, avec incrustations de camées, scènes de chasse… Non ?

Elle s’assit devant lui, croisant ses jambes dans leur fourreau noir. Sa chaussure à haut talon se balançait d’avant en arrière.

— Un jour, à une vente aux enchères, Felix a acheté une vieille tabatière. Très cher. De retour à la maison, il a vidé le restant de tabac à priser qu’elle contenait et s’est aperçu qu’il y avait un petit ressort au fond. Pour le faire jouer, on devait dévisser une vis minuscule. Il lui a fallu toute une journée pour trouver un outil assez petit. Mais il a fini par parvenir à ses fins.

Alys s’esclaffa.

— Et alors ?

— Il y avait un double fond dissimulé par une plaque d’étain. Il a enlevé la plaque. (Ses dents en or scintillèrent quand elle rit à nouveau.) Il y avait là une gravure cochonne vieille de deux siècles. Une fille qui copulait avec un poney shetland. En huit couleurs, s’il vous plaît. D’une valeur, oh, disons, de cinq mille dollars… Pas grand-chose, mais nous étions vraiment ravis. Bien entendu, le vendeur ignorait tout.

— Je vois.

— Vous ne vous intéressez pas aux tabatières ?

Alys souriait toujours.

— J’aimerais… la voir, dit-il. Alys, vous me connaissez, vous savez qui je suis. Pourquoi êtes-vous la seule à le savoir ?

— Parce que personne d’autre n’est jamais venu ici.

— Où ?

Elle se massa les tempes, tortilla sa langue, le regard perdu dans le vide. Comme si elle pensait à tout autre chose. Comme si elle l’entendait à peine.

— Vous savez bien, fit-elle enfin sur un ton ennuyé où perçait une pointe d’irritation. Seigneur, vous avez vécu là quarante-deux ans, mon cher ! Que puis-je vous dire que vous ne sachiez déjà en ce qui concerne cet endroit ?

Elle leva les yeux et un sourire malicieux retroussa ses lèvres charnues.

— Comment suis-je venu ici ?

— Vous… (Elle marqua une hésitation.) Je ne sais pas si je dois vous le dire.

— Pourquoi ? s’exclama Taverner.

— Chaque chose en son temps, répliqua-t-elle en le faisant taire d’un geste de la main. En son temps… Écoutez… Vous n’avez pas à vous plaindre. Il s’en est fallu de peu que vous ne soyez expédié dans un camp de travail – et vous savez ce que sont les camps au jour d’aujourd’hui. Grâce aux bons soins de ce trou-du-cul de McNulty et de mon cher frère. Mon frère, le général de police.

Elle fit une horrible grimace de dégoût et son sourire provocant jaillit à nouveau. Un sourire d’invite, nonchalant, serti d’or.

— Je veux savoir où je suis.

— Vous êtes dans mon bureau, chez moi. Parfaitement en sécurité. Débarrassé de tous les insectes qui grouillaient sur vous. Et personne ne mettra les pieds ici. Vous voulez que je vous dise ?

D’un bond, elle sauta sur ses pieds à l’instar d’un animal, avec une agilité inouïe et Jason recula involontairement.

— Est-ce que vous avez déjà fait ça au téléphone ?

Ses yeux brillaient, elle vibrait de la tête aux pieds.

— Fait quoi ?

— Le réseau. Vous n’avez jamais utilisé le réseau téléphonique ?

— Non.

Cependant, il en avait entendu parler.

— Vos penchants sexuels – ceux de chacun – sont électroniquement reliés, et aussi amplifiés jusqu’à la limite du supportable. Il y a accoutumance en raison de ce renforcement électronique. Certaines personnes sont tellement intoxiquées qu’elles ne peuvent plus s’en sortir. Toute leur existence a pour pôle ce contact téléphonique hebdomadaire. Que dis-je ? Quotidien ! On se sert de vidéophones courants. Il suffit d’une carte de crédit de sorte que la séance ne coûte rien. On reçoit la facture tous les mois et si on ne paye pas, on vous coupe la ligne.

— Il y a beaucoup de gens qui s’adonnent à cet exercice ?

— Des milliers.

— En même temps ?

Alys acquiesça.

— La plupart pratiquent le réseau depuis deux ou trois ans et cela les détruit physiquement et intellectuellement. Pour la bonne raison que la partie du cerveau où l’orgasme se produit se détériore progressivement. Mais gardez-vous de mépriser ces gens. Quelques-uns des esprits les plus fins et les plus sensibles de la Terre sont dans le coup. Pour eux, c’est une sorte de sainte communion. Toutefois, les usagers du réseau se remarquent tout de suite. Ils ont l’air de débauchés, ils sont vieux, gros et apathiques… Enfin, apathiques uniquement dans l’intervalle de leurs orgies téléphoniques, bien entendu.

— Et vous faites ça ?

Elle n’avait l’air ni débauchée, ni vieille, ni grosse, ni apathique.

— De temps en temps. Mais je ne suis jamais tombée dans l’accoutumance. Je décroche toujours quand le moment en est venu. Vous voulez essayer ?

— Non.

— Très bien, dit Alys sur un ton impassible. Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? Nous avons une bonne collection de disques de Rilke et de Brecht en traduction interlinéaire. L’autre jour, Felix a rapporté à la maison une version son et lumière des sept symphonies de Sibelius. Un excellent enregistrement. Pour le dîner, Emma prépare des cuisses de grenouilles. Felix adore les cuisses de grenouilles et les escargots. En général, il prend ses repas dans de bons restaurants français et basques mais aujourd’hui…

Jason l’interrompit :

— Ce qui me ferait plaisir, ce serait de savoir où je suis.

— Ne pouvez-vous pas vous contenter d’être heureux, tout simplement ?

Il se leva – avec difficulté – et la dévisagea. En silence.

 

Coulez mes larmes, dit le policier
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